Le Récit de l'Abbé


Le Récit de l'Abbé


La Flandre vivait l'apocalypse. L'armée des Français ravageait le pays flamand et génocidait son peuple. Les Français brûlaient les maisons et les récoltes, découpaient les paysans, éventraient les bêtes et les femmes, jetaient les gosses dans les brasiers, arrachaient même les arbres fruitiers et volaient tout. Vue des hauteurs du Pays des Collines, la plaine de Flandre flambait la nuit, disparaissait le jour dans les fumées et quand le vent tournait, il apportait l'odeur de chair brûlée.


Depuis le siècle du vieux Philippe-Auguste, le rêve des Français était de faire main basse sur la Flandre et sur les fabuleuses richesses qu'avait gagnées le travail des Flamands. En 1302, nous étions une fois de plus dans l'infernal chaudron de la guerre française. Cette fois-ci, notre pays brûlait parce que le roi, Philippe le Bel, voulait devenir empereur, et qu,e pour devenir empereur, il lui fallait la Flandre. Il lui fallait le pays de Flandre et pas seulement sa richesse ; il voulait le Comté de Flandre parce qu'un morceau de la Flandre fait partie de l'Empire Germanique, et que c'est au prétexte de ce petit bout de terre impériale que le roi de France aurait revendiqué la couronne de Charlemagne. En ce début de juillet 1302, le roi Philippe punissait par son armée la Flandre qui refusait de devenir sa chose.


Bien que l'Ordre du Temple eût toujours été le plus fidèle soutien du roi Philippe, il s'est fait que les Templiers d'Ypres et de Bruges ne supportèrent pas de si grandes abominations. La première stupeur passée, entraînés, galvanisés par le maître du Temple de Flandre, les artisans de Bruges s’armèrent. Vinrent s'y joindre mille tisserands d'Ypres, cinq cents paysans de Walcheren et des volontaires accourus de par-ci par-là.


Le maître de Flandre était un vieux guerrier qui avait fait toutes les guerres d'Orient. En quelques semaines, lui et 31 moines-soldats organisèrent, encadrèrent, disciplinèrent les artisans-soldats et le maître de Flandre à la tête de son misérable troupeau marcha contre l'ennemi. Au long des chemins, la crainte se changea en résolution, la peur devint témérité, le sauve-qui-peut devint «mourons tous, mais en tuant ». La haine se dressa contre la haine, la haine des Flamands était plus intense que celle des Français, car la haine des faibles vient de leurs souffrances et elle est juste.


Le vieux Templier avait choisi l’endroit de la bataille. Fort d’une immense expérience de la guerre, il avait tendu le piège en rangeant ses tisserands et ses bouchers dans la prairie marécageuse de Groeninge. Les Communiers flamands attendaient donc la tempête au pied de la muraille de Courtrai. Pour armures, quelques uns avaient des cottes de mailles sur des tissus épais. Quelques-uns étaient chapeautés de fer, les autres de paille. Leurs armes : des piques, des faux et des gourdins à clous. L'armée française arriva. Elle comptait 15.000 hommes à cheval et 25.000 à pied. Les généraux disent qu'un homme à cheval vaut 10 hommes à pied. Pour faire force égale, les Communiers auraient dû être 175.000 ; ils étaient 8.040 … et 31 Templiers.


Les Français s'élancèrent pour balayer ces stupides moucherons. Chevaux caparaçonnés de cuir et chevaliers bardés de fer foncèrent sur les artisans vêtus de laine sous leur capuce de guerre. Chacun d'eux regardait sa mort venir et serrait sa planche à clous dans ses mains calleuses. Les lourds Français s’embourbèrent. La bataille fut acharnée, carnassière, forcenée. Dans le raz-de-marée français, le maître de Flandre tenait comme un roc, les hommes de Flandre s'accrochaient à leur roc, ils tenaient, tenaient, tenaient, et l'impossible arriva : le vent de la victoire tourna. Les Flamands égorgèrent, décapitèrent, tranchèrent les jambes, les bras, les ventres et bientôt la moitié de la chevalerie française hurlait sa mort et crevait dans la prairie de Groeninge. L'épouvante avait changé de camp et les survivants s'enfuirent, beuglant de terreur, pissant et chiant dans leurs culottes de soie.


La fureur des Flamands avait vaincu la furie française. Comment l'impossible avait-il été possible ? La réponse vint sans tarder : c'est parce qu'elle avait été commandée par des Templiers que la méprisable piétaille flamande avait pu massacrer l’invincible chevalerie. L'aristocratie frémissait, les petits seigneurs bronchaient, à juste titre car chacun d’eux songeait que si les Templiers venaient à prendre la tête du peuple, le vent révolutionnaire balayerait la noblesse comme de la balle de grain sur une aire à vanner. Les élites de la société voyaient désormais dans les Templiers leurs ennemis mortels et ils les accusèrent donc de traîtrise : ils avaient fait tomber les chevaux dans des fossés, et ça ne se fait pas.


Le roi Philippe raisonnait tout autrement. Outre le fait qu'il haïssait les féodaux, il rêvait de devenir le grand souverain de l'Europe entière. Philippe le Bel n'écoutait que la simple raison en se disant que si les artisans de la grande Bruges commandés par 31 Templiers avaient, en trois heures, massacré la plus puissante armée d'Occident, que ne ferait-on avec les milices des centaines de villes de France encadrées par les 15.000 hommes d'armes de l'Ordre du Temple. Les villes lui étaient fidèles jusqu’à la dévotion ; qu'il mette le Temple dans sa poche et les armées françaises iraient jusqu'à l'Oural, jusqu'à l'Indus, et même au fond de l'Arabie.


Le roi Philippe a été le plus grand roi que l'Europe ait connu. Qu'une idée pareille se faufilât dans sa tête, elle devenait aussitôt un plan : mettre la main sur la puissance guerrière du Temple et rallier tout le peuple à sa royale personne. Par nature, le roi de Fer préférait la ruse à la violence. Encore en cette année 1302, il fit deux choses : il créa les états Généraux du Royaume, une révolution parce que le peuple était représenté. Et il demanda humblement à être reçu comme simple chevalier du Temple. Demande étrange et ruse fabuleuse : si le roi entrait dans l’Ordre, rien que par sa majesté il en deviendrait le maître. Refus des hauts dignitaires templiers. Le roi présenta alors une candidature de paille, celle de son deuxième fils, Philippe de Poitiers. Refus. Le Temple venait de signer son arrêt de mort. L’esprit aveuglé et le cœur pollué par le pouvoir, les privilèges et la gloriole, les grands dignitaires de l'Ordre avaient oublié que nul n'avait jamais fait démordre le Roi de Fer.


Pourquoi le roi Philippe s'en est-il pris au Temple ? Pour lui piquer son argent ? A son propre banquier ? Allons, allons ! Un peu de bon sens, s’il vous plaît ! Avez-vous jamais vu un roi aller prendre d’assaut la Banque Nationale alors qu’il est si simple de lui ordonner d’avancer le pognon ?


En revanche, en 1307, tout le monde savait que la suprématie du Temple lui venait des trois reliques majeures qu’il détenait : le Suaire, l'Arche d'Alliance et le Graal. C’était Le Grand Secret du Temple, et tout le monde le connaissait. Ils avaient le Suaire qui confère la sainteté suprême, l'Arche qui octroie la connaissance absolue et le Graal, le vase qui a recueilli le sang du Christ et investit de la puissance universelle. Philippe le Bel voulait la puissance du Temple et ne pouvant s'insinuer serpentairement à l'intérieur de l'Ordre, il décida de s'emparer du Graal. L’argent du Temple, les biens du Temple n’ont jamais été autre chose qu'une opportunité collatérale et un leurre à l'usage des malcomprenants. Non, le roi Philippe voulait la puissance universelle, il voulait le Graal.


Bien entendu, les Templiers ont eu vent d’un danger : qui a jamais pu cacher quelque chose à des banquiers ? Parmi d'autres, le Maître de Flandre entendit ces bourdonnements. Croyant ses supérieurs dans l'ignorance, il s'en alla porter la nouvelle à Paris où il fut très mal reçu. On l'éconduisit malpoliment et on le renvoya grossièrement dans ses marais.


Or, il existait dans le Temple une organisation secrète de sauvegarde. Chaque Templier savait que cette sauvegarde était liée à un sceau que détenait quelqu'un protégé par l'anonymat. Comment attraper quelqu’un que rigoureusement personne ne connait ? Hormis le porteur du sceau lui-même, nul ne savait qui était le sauvegardien. Chaque Templier était tenu d'obéir aveuglément à tout ordre scellé de cire blanche marquée de ce signe et le détenteur avait droit de vie et de mort sur tous. Ce que les grands dignitaires de Paris ne savaient pas, c'est que l'individu qu'ils venaient d'envoyer paître était le porteur du sceau secret.


Le Maître du Temple de Flandre était un homme du Hainaut. L'homme s'appelait Henri de Montigny. Il n'abandonnait pas facilement. Il avait un frère nommé Jacques qui à l'époque était notre abbé à Cambron. Henri vint demander conseil à son frère abbé, qui m'appela.


« Trouvez donc quelque chose, frère Yves », ne cessait de répéter l'abbé.


Je trouvai.


Voici ce que le Seigneur m'inspira d'entreprendre.


Nous devions, en un lieu où aucun Français ne pourrait venir, aller loger toutes les valeurs que nous pouvions soustraire par avance au roi. Dans le secret le plus absolu, en effaçant toutes les traces, en brouillant tous les chemins, nous devions faire revenir, et très vite, de toute l'Europe les biens utiles et les documents d'importance, les serrer dans des tonneaux, rassembler les tonnes dans une humble bâtisse, les dissimuler dans une cachette introuvable, puis, par un tour juridique rendre ce bien insaisissable par les hyènes mais facilement récupérable par un Templier.


La solution était là, limpide.


Justement, dans mon enfance et ma prime jeunesse, moi qui suis de Lessines, j'avais couru les chemins et les ruisseaux du Pays des Collines, et je savais que le Temple y possédait un écart, à trois cents mètres des terres de notre abbaye et sous nos yeux. Un petit bien peint aux couleurs de l'Ordre, sur quelques journels de terre et de prairie une chaumière rouge faisant angle droit avec une grange blanche.


Ainsi fut fait.


Ce fut la course contre la mort : les ordres partirent dans les derniers jours du mois de mars de l'année 1307 et à la fin du mois de septembre, 21 tonneaux avaient été enterrés. Le bien fut aussitôt vendu à un brasseur. Vendu à réméré, vendu à rendre, c'est-à-dire que dans les trente ans, un Templier pouvait se présenter avec le montant du prix de vente et tout récupérer sans devoir donner la moindre explication. Le roi Philippe lança son attaque le vendredi 13 octobre 1307, deux semaines trop tard.


Philippe le Bel cherchait le Graal, mais comment découvrir une chose aussi secrète ? Il ne pouvait le dire à personne. Toute la crapule armée se lancerait en une curée sauvage et celui qui s’en emparerait volerait même son pouvoir au roi ! Comment trouver cette chose sans la nommer ? Le roi se dit qu’une relique de cette importance devait faire l’objet d’un culte spécial et secret partagé par peu de gens. On n’allait donc pas chercher la chose elle-même mais la trace de son culte et tout comportement bizarre serait un indice. On trouverait la chose en cherchant un culte, mais il fallait aussi masquer la question. On accusa donc gratuitement les Templiers d’être des idolâtres et on les interrogea en tant que tels. L'horreur s'abattit sur les soldats templiers. La moitié mourut le premier jour sous la torture.


Toujours revenait cette question noyée dans d'autres questions : « L'idole, où est l'idole ? Avez-vous vu l'idole ? Que savez-vous de l'idole ? » Aucun Templier ne pouvait répondre autre chose que « Nous sommes des bons chrétiens, nous ne sommes pas des idolâtres ! ». Aucun ne pouvait deviner qu’on lui demandait en réalité : « Dites-nous ce que vous savez d'un culte secret. Avez-vous aperçu une fabuleuse relique que l'on cachait à tous ? ». Aucun des torturés ne pouvait entendre la vraie question : « Où est l’instrument de la puissance du Temple ? Donnez-nous un indice. » Les tortionnaires eux-mêmes ignoraient que la vraie question était : « Avez-vous vu le Graal ? »


Dans le royaume capétien, toutes les maisons de l’Ordre furent assaillies et prises, le moindre bâtiment templier fut fouillé de fond en comble. Point de Graal ! Or tous, rois, Templiers, manants, étaient sûrs que le Saint Graal existait et que le Temple le gardait. Perplexité et désarroi !


Un bruit, à peine un murmure, un chuintement, finit par arriver à Paris : au mois de septembre, on avait vu des transports dans le nord. Indaguant plus outre, les flics royaux apprirent que ces chariots flanqués de deux Templiers tendaient tous vers un même lieu. Et, effarés, les hommes du roi s’aperçurent qu’on avait oublié une commanderie ! Là-bas, en Flandre, à une demi-heure à pied de l’Escaut, de la frontière de l’Empire Germanique, on avait oublié une maison, et c’est là que les Templiers en fuite étaient allés.


On était déjà en janvier 1308. Trois mois avaient passé depuis l’aube fatidique du vendredi 13 octobre. Faisant crever les coursiers, les chevaucheurs du roi volèrent vers Tournai. Ils portaient au prévôt royal l’ordre d’attaquer la « Commanderie de Saint-Léger », immédiatement et sans s’encombrer de détails juridiques.


Comment les Templiers de Saint-Léger furent-ils avertis du danger mortel ? Nul ne le sait, nul ne le saura. Résister ? Une stupidité ! Partir. Gagner du temps. Qui eut l’idée de déferrer les chevaux et de les chausser à l’envers ? Nul ne le sait, nul ne le saura jamais. Courir vers la rive du fleuve, passer l’Escaut en bac et on est dans l’Empire. Là, les griffes du roi sont impuissantes.


Et la bande des royaux ? De Tournai, on accourt tra-tra-tra. Mais en approchant, on devient prudent, très prudent. Les Templiers sont les spécialistes du piège et leur règle leur impose d’accepter le combat à un contre trois ! Tout est calme. Nom de Dieu ! Qu’est-ce que c’est de       ça ? Des traces de fers. Beaucoup ! Qui vont vers la templerie ! Qui viennent de l’Empire ! Les salauds, ils ont reçu des renforts ! Et ce silence ! Ils nous attendent ! Observons ! Epions ! Une heure passe. Le silence. Une heure encore. Le silence. Une heure encore. Le silence.


Il faut aller y voir. On demande un volontaire. Pas de volontaire. On désigne un volontaire. Tremblant, il approche. Rien ! Terrorisé, il arrive à la porte. Tiens ! On dirait qu’elle n’est pas calée ! Les assiégés auraient oublié de mettre les épars, ces épaisses poutres qui, à l’intérieur, bloquent les portes. Sûrement un piège ! Un signe vers les sbires tapis à cent pas. Un deuxième arrive. Chacun se met d’un côté de l’entrée. Un troisième vient et doucement pousse. La porte s’ouvre un peu. Rien ! Il pousse un peu plus. Rien ! Il se glisse. Rien ! Les deux autres se faufilent. Rien ! Les chacals royaux se précipitent. Personne ! Dans toute la templerie, il n’y a plus personne ! Sauf deux chats sur lesquels les crapules passent leur rage. Ils comprennent enfin la ruse, le vrai piège. En selle ! Au galop ! Suivre la piste à l’envers. On accourt à la rive. Le bac est de l’autre côté. Il n’y a personne. Rien ni personne, même pas le passeur d’eau. Les fugitifs sont dans l’Empire. Où ? On ne le saura jamais. La brume s’étendit  sur les hommes et leur histoire. La piste s’arrêta là. Au-delà du fleuve, aucun ennemi du Temple ne retrouva jamais la trace.


Le Roi de Fer détruisit donc l'Ordre mais ils ne parvint jamais à saisir la puissance du Temple assassiné.


En 1307, nous étions trois vieux : un abbé  nommé Jacques, un moine nommé Yves, et un soldat nommé Henri. Aux confins contestés des royaumes du temps, entre France et Empire, entre Flandre et Hainaut, entre Dendre et Escaut, dans un petit canton de la plaine, le destin nous avait rassemblés en nous commandant de sauver le Temple. Dans nos têtes, la résurrection de l'Ordre était imminente. Bientôt, un homme nouveau viendrait... Nous attendions l’Attendu.


La rumeur conjuguée aux intrigues ont forcé l'abbé Jacques de Montigny  à résigner sa charge. Il fut réduit au rang de simple moine. Le soldat Henri de Montigny mourut le premier, en 1315, un peu avant son frère.


Et je me remis à attendre… J’étais torturé par le formidable secret qui se cache au fond de mon cerveau et de mon cœur et qui va disparaî¬tre avec mon corps mortel.


Mais un jour, il y a six ans, je trouvai la solution. J'allais tout mettre par écrit, mais dans une forme telle qu’aucun mortel ne pourra la déchiffrer, sauf celui dont le destin sera de faire renaître l’Ordre. Nous étions en 1323. La fièvre me brûlait, dans mon âme, une lumière palpitait nuit et jour. En secret, dans le noir, sous la fleur de feu d’une chandelle, mon œuvre s’épanouissait sur le parchemin. Chaque nuit, pour quelqu'un que je ne connaîtrai jamais, je traçais les vers que j’avais élaborés dans la clarté du jour enfui. Dans ma chambre de prieur, assis sur ma chaise en bronze et avec Dieu pour seul compagnon, je ciselais un poème. Dans mes rimes, j'ai enfermé à clé le secret. Le poème sera révélation, mais pour l'Attendu seul, parce que, de la même façon que l’Esprit m'a dit la manière de taire le secret et de le dire en même temps, l’Esprit donnera la clairvoyance à son envoyé. Son envoyé qui comprendra, qui saura ainsi le nom des personnages – amis et ennemis –, qui apprendra les chemins parcourus et les ruses, qui trouvera les pistes de tout ce qu'il faut chercher, qui entendra les noms des lieux et verra les repères.


Oui, j'ai tout mis dans une chanson.


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